Pédagogie : le devoir de résister.
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Les fondamentaux de la pédagogie |
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Car, la pédagogie, si l’on sait regarder de prés ses discours et ses pratiques, livre la clé de notre véritable problème. Elle donne, en effet, à entendre systématiquement deux affirmations aussi essentielles l’une que l’autre et, pourtant, bien difficiles à concilier : d’une part, tout le monde peut apprendre et accéder à la liberté et, d’autre part, nul ne peut contraindre quiconque à apprendre et à mettre en œuvre sa liberté… Et ce qui fait l’originalité de la démarche pédagogique, c’est qu’elle traite ces deux affirmations en même temps. Les séparer, c’est sortir de la pédagogie. On peut, en effet, opposer ces deux affirmations et s’arc-bouter sur l’une d’elles en écartant l’autre. Cela donnera dans un cas : « Tous les élèves peuvent apprendre et tous les moyens sont bons pour y parvenir… cherchons donc les solutions les plus efficaces indépendamment de tout critère éthique ou pédagogique ! » Ou, symétriquement : « Nul ne peut forcer un élève à apprendre et tant pus pour ceux qui n’y arrivent pas ou ne veulent pas… Après tout, on ne peut pas travailler à la place de quelqu’un ! ». On peut aussi osciller d’une position à l’autre : du volontarisme – volontiers assorti d’une répression brutale des réfractaires – au fatalisme – justifié par le fait qu’on ne peut pas décider de « son bien » à la place d’autrui. La pédagogie, elle, assume la tension : elle est convaincue de la nécessité de l’engagement de chacun dans ses apprentissages, mais s’obstine, néanmoins, sans jamais baisser les bras, à aider chacun à réussir. Elle est déterminée sur l’éducabilité de tous, mais refuse d’employer n’importe quel moyen pour y parvenir. C’est pourquoi, peut-être, la pédagogie a-t-elle du mal à se faire entendre dans les débats polémiques comme celui-récemment réactivé avec brutalité par un ministre de l’Éducation nationale – de l’apprentissage de la lecture. On y oppose, on le sait, des « méthodes » qui prétendent chacune à plus d’efficacité… Et, en particulier, on avance que la méthode syllabique ou « à départ syllabique » obtiendrait de bien meilleurs résultats que la méthode globale ou « à départ global ». Certes, le débat dans ce registre peut être intéressant, dés lors qu’on ne caricature pas ces méthodes et qu’on s’astreint à une observation fine des manières avec lesquelles elles sont pratiquées. On s’aperçoit, alors, que les clivages sont moins manichéens qu’on veut nous le faire croire et qu’il faut combiner le déchiffrage et la mémorisation orthographique avec un travail sur la compréhension des phrases et des textes et, aussi, une production d’écrits dés le début de l’apprentissage (R. Goigoux et S. Cèbe, 2006)… Mais, en réalité, il y a une dimension de ce débat qui est largement occultée, et c’est, précisément, la dimension proprement pédagogique. En effet, tant que la discussion en reste aux questions strictement didactiques (à la « mécanique » de l’apprentissage), le seul critère vraiment important, c’est l’efficacité technique. À ce titre, rien n’empêcherait, par exemple, de promouvoir une méthode qui, en mettant les élèves sous électrodes ou en utilisant l’hypnose, permettrait de leur apprendre à lire » en une semaine ! C’est d’ailleurs bien ce que certains laissent entendre, au plus haut niveau, en affirmant que les neurosciences permettront de régler définitivement tous les problèmes d’apprentissage… Mais les pédagogues ne l’entendent pas de cette oreille : ils refusent de séparer l’efficacité technique des apprentissages et leur pouvoir émancipateur. C’est pourquoi, avec l’obstination et souvent dans l’incompréhension générale, ils posent le problème de la valeur. À efficacité technique égale, certaines méthodes ont plus de valeur que d’autres, disent-ils, parce qu’elles contribuent à émanciper la personne. Et même : certaines méthodes dont l’efficacité technique est attestée peuvent s’avérer extrêmement dangereuses, car elles relèvent plus du dressage ou du conditionnement que de l’éducation. Dés lors que la pédagogie affirme, à la fois, que tout sujet peut apprendre, mais qu’il doit pouvoir le faire librement, elle exclut, en même temps, le volontarisme mécaniste et le spontanéisme libertaire. Elle dépasse ce qui pourrait apparaître comme une contradiction en inventant des « dispositifs pédagogiques » : des dispositifs élaborés à partir d’objectifs assumés par l’adulte ; des dispositifs organisés de telle manière qu’ils favorisent la mobilisation personnelle des élèves ; des dispositifs structurés afin de comporter les contraintes et les ressources nécessaires à l’apprentissage ; des dispositifs pensés de manière à ce que ceux et celles qui s’y impliquent puissent en comprendre les enjeux et s’en détacher quand ils les ont utilisés.
À partir de là, et en référence à l’histoire des doctrines pédagogiques et aux tensions qu’elle révèle, la pédagogie se reconnaît à la capacité de prendre en compte un ensemble d’affirmations relativement simples, mais qui – et c’est cela l’intérêt – rejettent tout simplisme :
Ainsi définie, la pédagogie ne constitue pas, à proprement parler, un corps doctrinal homogène. C’est bien plutôt une configuration théorique, un paradigme, dans lequel s’inscrivent des œuvres, des actions et des projets de natures différentes. Loin de verrouiller l’invention et de réduire au silence les acteurs, ces affirmations offrent une infinité de variations possibles, en fonction des contextes et des époques. Elles permettent ainsi de penser des phénomènes aussi différents que le traitement de « l’échec scolaire » ou la « crise de l’autorité ».
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Source : « Pédagogie : le devoir de résister » Philippe Meirieu ESF Editeur 2007 |